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Les « joueurs bannis », des effectifs XXL et des prêts en cascade…

Plus de 70 joueurs sous contrat à Monaco, 42 joueurs de Chelsea officiellement prêtés à d’autres clubs européens pour s’aguerrir… Certains clubs européens de premier plan présentent des effectifs pléthoriques tout en ayant un recours massif aux prêts, laissant en marge nombre de leurs éléments.

Un match de foot se joue à 11, voire à 14 si l’entraîneur décide de faire ses trois changements avant le coup de sifflet final. A Monaco, l’entraîneur Leonardo Jardim pourrait jouer au moins cinq matches en même temps avec plus de 70 joueurs à sa disposition !

C’est loin d’être un cas isolé en Europe. En Espagne, tous les clubs disposent par exemple d’une réserve professionnelle comme le Barça B et le Real Madrid Castilla, qui évoluent en 3e division. Ce qui fait que chaque formation a au moins une cinquantaine de joueurs sous contrat — ceux de la réserve étant tout à fait éligibles en équipe première au besoin.

Comment expliquer un tel appétit de talents ? L’inflation du montant des transactions sur le marché des transferts, qui a pesé 6,1 milliards d’euros en 2018 selon la Fifa (en croissance de 10,3%), et la perspective pour les clubs de réaliser de belles plus-values financières n’y sont pas étrangères…

« Comme le foot est devenu un business où l’on vend des hommes comme des chevaux, le but est d’avoir sous contrat le maximum de joueurs en se disant qu’il y aura bien l’un d’eux qui sera bon et qu’on pourra vendre », explique à l’AFP Philippe Piat, président du syndicat mondial des joueurs de football (FifPro).

– Source de revenus –

En Angleterre, Manchester City en a déjà fait une source de revenus pour, notamment, être conforme aux règles du fair-play financier de l’UEFA, qui interdit aux clubs européens de dépenser plus d’argent qu’ils n’en génèrent eux-mêmes.

Avec 28 joueurs prêtés, bien souvent dans les « filiales » du réseau du City Group, sa maison-mère, les « Citizens » peuvent faire jouer les jeunes pépites barrées par les stars de Pep Guardiola, et donc les valoriser avant de les revendre à bon prix. Résultat ? Plus de 150 millions d’euros dégagés ces dernières années (Jadon Sancho, Rony Lopes…).

Mais c’est l’exemple de Chelsea et ses 42 joueurs officiellement prêtés qui inquiètent le plus les acteurs du foot européens. « Le plus grand problème aux Pays-Bas est que, quand il y a un jeune talent, ils le vendent à l’étranger et il ne joue plus au football. C’est le plus gros problème que nous ayons. Nathan Ake (23 ans), par exemple, est resté sur le banc à Chelsea pendant deux ans », s’était ému en 2017 auprès de l’AFP Ruud Gullit, ancien sélectionneur-adjoint des Oranje.

« Finalement, il a pu jouer à Bournemouth, mais c’est déjà 10% de votre carrière. Par conséquent, nous avertissons les jeunes joueurs qu’il faut qu’ils restent à la maison pour jouer en premier lieu au football », avait-il ajouté.

– « Limitation d’effectif », la panacée ? –

A juste titre car après avoir connu un creux générationnel et une non-participation successive à l’Euro-2016 puis au Mondial-2018, en partie à cause de la fuite précoce de leurs talents, les Pays-Bas recommencent à redevenir compétitifs grâce à la politique volontariste de ses clubs.

En témoigne le cas de l’Ajax Amsterdam, qui a su retenir plusieurs saisons ses meilleurs espoirs pour mieux les laisser s’épanouir à l’image de Matthijs de Ligt (19 ans) ou Frenkie de Jong (21 ans). Avant de les vendre au prix fort.

Mais comment lutter contre le phénomène ? « Je milite auprès de la Fifa pour une limitation d’effectif », propose Philippe Piat, seul moyen selon lui de pousser les clubs à « l’autorégulation ».

« L’UEFA limite par exemple à 25 joueurs ceux qui jouent la Ligue des champions. Si c’était à moi de faire le règlement, je dirais 35 joueurs sous contrats plus liberté de prêt garanti à la condition que ceux-ci soient comptés », explique-t-il. « Celui qui a 35 joueurs autorisés et qui veut en prêter 15, il ne lui en resterait plus que 20. Avec une telle limitation, les clubs vont devoir faire attention ».

Adrien Rabiot, loin d’être un cas isolé

Au PSG, Adrien Rabiot ne joue plus, écarté pour avoir refusé de prolonger son contrat. De telles mises au ban sont de plus en plus fréquentes, s’indigne le syndicat des footballeurs professionnels (UNFP), quand des clubs se plaignent du comportement de certains jeunes talents et de leurs entourages.

Sur les 1.500 professionnels qui évoluent en France, en Ligue 1 et Ligue 2, l’UNFP dénombre aujourd’hui 145 joueurs mis à l’écart dans 26 clubs pour diverses raisons, selon un bilan communiqué à l’AFP. En janvier, le syndicat n’évoquait pourtant qu’une quarantaine de cas, mais explique « avoir lancé depuis une campagne de recensement grâce à ses délégués régionaux ».

Une douzaine de joueurs ont saisi la commission juridique de la Ligue de football professionnel (LFP). Les autres auraient « peur des représailles » de leurs employeurs, affirme l’UNFP. « Il y a ceux qui espèrent être réintégrés, ceux qui ont peur d’abîmer leur réputation, certains en fin de carrière qui ne se lancent pas dans la démarche ou d’autres qui ne connaissent même pas l’existence de la commission ».

Outre le sort très médiatisé de Rabiot à Paris, deux dossiers ont fait beaucoup parler: Harold Moukoudi au Havre (L2) et Jean-Clair Todibo, qui vient d’être transféré de Toulouse (L1) au FC Barcelone, après un conflit avec son club formateur.

– « Demande de la hiérarchie » –

Moukoudi, 21 ans, n’a plus joué depuis le 19 décembre sur « demande de la hiérarchie », a reconnu l’entraîneur Oswald Tanchot. Le Havre souhaite que le défenseur clarifie son avenir et prolonge son contrat, qui s’achève en juin. Dans le cas contraire, il pourrait partir cet été gratuitement, privant l’écurie normande d’une conséquente manne financière en cas de transfert.

Pour l’UNFP, cette mise à l’écart relève d’une « pression inique et de méthodes inqualifiables », contraires au droit du travail et à la charte du football professionnel. Selon l’article 507 de ce texte, la décision de ne pas recourir aux services d’un joueur « doit s’effectuer de manière temporaire pour des motifs exclusivement sportifs liés à la gestion de l’effectif. Elle ne doit en aucun cas se prolonger de manière régulière, permanente et définitive ».

La direction du HAC, contactée par l’AFP, « ne souhaite pas communiquer sur le dossier d’Harold avant son dénouement ».

Fin janvier, le président havrais, Vincent Volpe, avait toutefois évoqué son cas sur France Bleu, avançant un « protocole signé en 2015 où était marqué qu’il acceptait de prolonger automatiquement pour la saison 2019/2020. S’il respecte ça, il jouera. C’est un contrat, il a signé ».

« Pour moi, il lui reste cette saison et la prochaine (…) on va être obligé de se défendre quelque part, parce qu’il nous tourne le dos », considère alors Volpe, qui explique que son joueur a refusé un transfert à Aston Villa pour rester en France.

– « Proposition sans précédent » –

A Toulouse, c’est le cas Jean-Clair Todibo qui a secoué le club, jusqu’à son transfert anticipé au Barça cet hiver. A 19 ans, avec dix matches de L1 au compteur, ce jeune défenseur n’aura jamais signé de contrat professionnel avec son club formateur.

Là encore, le Téfécé aura été au bras de fer, sans succès. Début novembre, le président délégué, Jean-François Soucasse, annonce sa mise à l’écart, assurant que Todibo a reçu « une proposition salariale sans précédent dans l’histoire du club », mais qu’il n’est « toujours pas prêt à décider de son avenir ». La pépite ne joue plus et finira par s’engager au Barça. Toulouse voit son prometteur défenseur s’en aller pratiquement gratuitement. Aujourd’hui, le Téfécé ne souhaite faire « aucune communication sur le sujet ».

A l’autre bout de la chaîne, pour des joueurs moins doués ou en deçà des attentes, la mise à l’écart peut constituer un moyen de pression pour les pousser à partir avant la fin de leur contrat. « Quand tu as des joueurs que tu ne peux pas utiliser, à la fin tu te dis : ‘Je les ai formés, j’ai un contrat avec eux et je leur paye un salaire, et bien il faut qu’on s’en débarrasse' », explique à l’AFP, Philippe Piat, le président de l’UNFP.

Le syndicat a notamment apporté son soutien à l’ancien attaquant de Reims, Anatole Ngamukol, licencié pour faute grave. Le club, qui ne souhaite plus faire de commentaire, affirme à Mediapart que des proches du joueur se sont montrés menaçants envers les dirigeants le 1er octobre. Le joueur, aujourd’hui au Fortuna Koln (3e div. allemande), dément et dit qu’il a été harcelé et poussé vers la sortie, alors que son contrat courait jusqu’en juin 2019.

« Une forme de harcèlement pur et dur » selon le syndicat des joueurs

Envoyer en réserve des joueurs en conflit avec leur direction, à l’image d’Adrien Rabiot au PSG, « c’est une forme de harcèlement pur et dur qui peut mettre les joueurs dans des conditions psychologiques terribles », s’indigne auprès de l’AFP Philippe Piat, co-président du syndicat des joueurs de football professionnels (UNFP).

Rabiot (PSG), Harold Moukoudi (Le Havre), Jean-Clair Todibo (Toulouse)… Assiste-t-on à une montée du phénomène de mise à l’écart des joueurs ?

« Dans les années récentes, on avait quelques cas mais c’était assez minime. Cela s’est toutefois accéléré cette année puisqu’on a dénombré depuis le début de saison 145 joueurs de L1 et L2 qui sont envoyés en réserve de manière anormale, alors que l’Article 507 de la convention collective dit que cela ne peut être utilisé que de manière temporaire pour des problèmes sportifs spécifiques et non pour des sanctions. Aujourd’hui c’est devenu un problème important. »

Est-ce l’inflation sur le marché des transferts (6,1 milliards d’euros en 2018 selon la Fifa, en croissance de 10,3%) qui crée cet « effet pervers » ?

« Bien sûr. Comme le foot est devenu un business où l’on vend des hommes comme des chevaux, le but est d’avoir sous contrat le maximum de joueurs en se disant qu’il y aura bien l’un d’eux qui sera bon et qu’on pourra vendre. Du coup, on a des effectifs pléthoriques qui embarrassent l’entraîneur, voire le club lui-même. La solution facile est donc de les envoyer en réserve. »

Comment expliquer une telle pratique ?

« Ils ont des exemples internationaux. Chelsea par exemple a prêté la saison dernière 48 joueurs. Si cela commence à être décrié, certains se disent : +Chelsea le fait donc cela ne doit pas être mauvais+. Il y a un phénomène de mimétisme qui se fait. Nous, UNFP, n’avons pas envie que les joueurs soient formés comme un cheptel pour servir de monnaie (via des transferts). Quand tu as des joueurs que tu ne peux pas utiliser, à la fin tu te dis : +Je les ai formés, j’ai un contrat avec eux et je leur paye un salaire, et bien il faut qu’on s’en débarrasse+. »

Le droit du joueur de pouvoir aller au bout de son contrat, s’il le souhaite, est-il remis en cause ?

« Quand certains ne veulent pas partir — parce qu’ils se disent: +Non, je veux faire voir à l’entraînement que je peux avoir ma place. J’ai un contrat, je veux l’honorer+ –, la menace c’est de l’envoyer en réserve et de ne même pas le faire jouer avec la CFA. C’est une forme de harcèlement pur et dur qui peut mettre les joueurs dans des conditions psychologiques terribles. »

Quelles réponses face à ce phénomène ?

« Il y a une commission juridique à la Ligue (LFP), qui est amenée à prendre en compte les plaintes. Mais il s’avère que beaucoup de joueurs ne veulent pas porter plainte parce que si jamais ils le font, ils peuvent être mis sur une +blacklist+. La plupart du temps, cette commission dit que le club doit réintégrer le joueur. Mais comme il n’y a pas de sanctions directes, un club peut se dire : +Je m’en fous de ce que dit la commission juridique, je ne le ferai pas+.

Cela a semblé quand même marcher dans le cas d’Adrien Rabiot au PSG…

« Rabiot, cela faisait presque deux mois qu’il n’était plus en équipe première, c’était illégal. On l’a plus ou moins réintégré parce que cela a commencé à chauffer. Maintenant il faut savoir s’il est réintégré pour pouvoir jouer, ou s’il est réintégré pour que le PSG se sauve la face par rapport à la réglementation. »

Faut-il des sanctions plus fortes pour contraindre les clubs à être plus vertueux ?

« Quand une sanction n’est pas dissuasive, elle ne sert à rien. On la contourne. L’idéal serait des amendes ou des points en moins. Mais la sanction la plus opportune devrait être l’interdiction de recruter. Les clubs feraient n’importe quoi pour ne pas avoir cette sanction. On peut estimer que ce que je dis est excessif, mais c’est justement en étant excessif que les règles sont respectées. »

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