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Froome au Giro: pour l’argent, l’honneur, la liberté et le droit

Il ne paraissait pas en pleine forme, l’organisateur ne voulait pas de lui à cause du fameux taux de salbutamol et son principal rival, Tom Dumoulin, trouvait aussi qu’il valait mieux qu’il reste chez lui. Pourtant, Chris Froome a pris le départ du Giro. Pourquoi?

« C’est le karma ! » Quand Chris Froome a mordu l’asphalte durant son échauffement pour la première étape du Giro à Jérusalem, c’est devenu le slogan de tous les tweets cyclistes. Son retard de 37 secondes contre le chrono et la poisse qu’il a connue en semaine ont été accueillies avec la même joie maligne.

 » Ses avocats négocient le temps qu’il a perdu « , a-t-on ironisé alors que les résultats officiels se faisaient attendre à l’issue de l’étape enlevée par Tim Wellens, un coureur qui refuse d’avoir recours aux prescriptions thérapeutiques (AUT), contrairement à Froome, gros consommateur.

De même, Wellens est, comme Tom Dumoulin, un des rares à dire ouvertement que Froome ferait mieux de se retirer de la compétition jusqu’à ce qu’on ait fait la clarté sur son contrôle positif au salbutamol.

L’ampleur de la controverse a quasiment relégué au second plan le très critiqué Grande Partenza en Israël. Elle a ressurgi pendant la première conférence de presse. Froome a été la cible des journalistes anglais pendant 33 minutes. Quand, après une demi-heure, on a enfin posé une question sur les autres favoris, le directeur du Giro, Mauro Vegni, n’a pu se retenir :  » Ah, quelqu’un remarque enfin que Froome n’est pas le seul participant !  »

L’Italien ne le cache pas : il préfère que Tom Dumoulin s’empare du maillot rose.  » Il est jeune, c’est bien pour le cyclisme.  » Traduction : une victoire de Froome ne serait pas positive. Il avait pourtant invité le party crasher et n’avait plus pu lui interdire de prendre le départ. Malgré la terrible pression qui pèse depuis des mois sur ses fragiles épaules, l’orgueilleux sadomasochiste qui sommeille en lui lui a interdit de renoncer. Plusieurs facteurs jouent un rôle.

L’argent

Chris Froome perçoit un salaire annuel de quatre millions d’euros mais il ne crache pas sur les excédents. D’après les initiés, il serait même avare. Durant sa jeunesse au Kenya, Froomey avait un petit commerce d’avocats. L’année dernière, Mauro Vegni a proposé au Britannique une prime de départ de 1,4 à 2 millions d’euros (selon les sources). Celui-ci n’a pas résisté. Fin novembre, lors de la présentation du parcours et l’annonce de la participation de Froome, Vegni a clamé qu’il ne paierait pas le coureur Sky.

La semaine passée, le refrain avait déjà changé : Vegni a reconnu verser depuis des années  » une indemnité supérieure  » aux équipes alignant leurs  » capitaines « . C’est que l’UCI interdit les primes de départ individuelles. Le lendemain, il a même déclaré que Dave Brailsford, le manager de Sky, l’avait trompé lors des négociations financières, à l’issue de la Vuelta, parce qu’il était déjà au courant du contrôle positif de Froome mais l’avait tu. Vegni affirme qu’il n’en savait toujours rien le 28 novembre, quand le coureur a annoncé sa participation. Il ne l’a découvert que le 14 décembre, en lisant Le Monde.

Le magnat de l’immobilier Sylvan Adams, qui a attiré le Giro en Israël contre dix millions d’euros, se serait acquitté de la prime de départ coquette de Chris Froome.

Les observateurs sont certains que Vegni ne ment pas en affirmant qu’il ne paie pas Froome. Le magnat de l’immobilier Sylvan Adams, qui a attiré le Giro en Israël contre dix millions d’euros, se serait acquitté de la prime.  » Nous espérons voir Chris au départ, même si ça coûte cher « , a déclaré Adams au quotidien Libération.  » C’est comme si Messi se produisait dans votre ville, à cette différence près que Froome va parcourir notre beau pays pendant trois jours. Il va attirer l’attention !  »

Mais pas celle qu’espérait Mauro Vegni. Les co-sponsors italiens de Sky – Pinarello (vélos), Kask (casques), Fizik (selles), Castelli (vêtements) – ont poussé à la charrette. De même que Sky Italia, un des trois principaux financiers de l’équipe cycliste, avec la chaîne britannique Sky et 21 st Century Fox.

L’honneur

Lauréat du Tour et de la Vuelta 2017, Froome deviendrait le premier coureur à enfiler trois grands tours de rang depuis Bernard Hinault (Giro/Tour 1982, Vuelta 1983) s’il venait à gagner ce Giro. Et s’il remportait dans la foulée le Tour, il égalerait la série de quatre d’ Eddy Merckx (Giro/Tour 1972, Vuelta/Giro 1973). Le coureur britannique n’en démord pas : c’est pour ça qu’il a pris le départ du Tour d’Italie. En outre, s’il remportait le Giro après avoir déjà empoché la Vuelta, il ne serait plus une pâle copie de Lance Armstrong, qui se préoccupait uniquement du Tour de France. Même s’il perd son combat en Italie, le Kényan blanc peut accroître sa popularité. Même les pires sceptiques apprécient de voir ce maniaque du contrôle repousser ses limites.

Dans le passé, Sky a été poursuivi par la poisse dans la Botte, qu’il mise sur Bradley Wiggins, Richie Porte, Mikel Landa ou Geraint Thomas. Froome a passé trois ans en Italie, à Bergame, quand il était amateur. Il a participé aux éditions 2009 et 2010 du Giro, en illustre inconnu. Il a été 36e en 2009 et en 2010, durant sa première saison sous le maillot de Sky, le jury l’a exclu pour s’être accroché à une moto de la police, alors qu’il souffrait du genou. Sky veut donc en finir avec cette malédiction et Froome veut boucler la boucle en s’imposant dans la Botte. Selon le coureur, c’est ce qui l’a décidé à se rendre à Jérusalem.

Reste à voir s’il aurait relevé le défi sans prime de départ. Et s’il aurait risqué de compromettre une cinquième victoire au Tour, qui lui permettrait d’égaler Indurain, Hinault, Merckx et Anquetil. Après son succès à la Vuelta, le Britannique avait déclaré que ce serait pour lui  » The Golden Prize « . Avant le Giro, Froome a affirmé avoir d’abord refusé de participer au Tour d’Italie. Parce que ce cinquième succès au Tour constitue son objectif ultime et que beaucoup de champions ne sont pas parvenus à remporter le Giro et le Tour.

Froome a donc changé d’avis, peut-être à la vue des gros billets, selon ses dires parce que son entraîneur, Tim Kerrison, l’a convaincu. Après tout, ils ont réussi à gagner le Tour et la Vuelta en 2017. Le Britannique avait déjà écrit une page d’histoire en devenant le premier coureur à réussir ce doublé dans cet ordre. Le chef de file de Sky avait même entamé le Tour undercooked afin de ménager ses forces en prévision de la Vuelta. Il s’est emparé du maillot jaune sans gagner une seule étape et il a réussi  » les meilleurs wattages de sa carrière  » à la Vuelta.

La récupération

Si Froome courait avec le même contrôle, la même intelligence, en suivant le même entraînement, quelques mois plus tôt, il devait être en mesure de réussir le doublé Giro-Tour, d’après Kerrison. Sky ne manque pas de grands coureurs pour le soutenir dans les deux tours. Dans ce Giro, il dispose de Poels, De La Cruz, Henao, Elissonde

Chris Froome au départ du Giro, voilà qui a fait grincer pas mal de dents.
Chris Froome au départ du Giro, voilà qui a fait grincer pas mal de dents.© BELGAIMAGE

L’argument décisif : à cause du Mondial de football, le Tour de France débute une semaine plus tard que d’habitude, ce qui laisse à Froome 40 jours de récupération au lieu de 33 à l’issue du Giro. À titre de comparaison, il n’en a eu que 26 entre le Tour et la Vuelta.

Kerrison et Froome n’avaient pas tenu compte de l’affaire du salbutamol. Ont-ils pour autant passé des nuits blanches ? Cela a-t-il eu un impact négatif sur l’entraînement du coureur ? Pas du tout, selon le Britannique. Il a transmis des données impressionnantes sur ses séances en janvier, marquées par de longues heures en Afrique du Sud, pour améliorer son endurance de base, mais il n’a pas été affûté à la Route du Soleil ni à Tirreno-Adriatico, pas plus qu’au Tour des Alpes, juste avant le Giro.

La direction de Sky affirme que c’est délibéré : Froome ne peut pas être à 100 % au début de ce Giro, en prévision de la dernière semaine, terrible, et, surtout, du Tour de France, plus important. Dimanche dernier, il accusait une minute de retard sur le maillot rose, son compatriote Simon Yates.

Détail piquant : en 2016, Yates a été suspendu quatre mois pour une infraction  » non délibérée  » au règlement antidopage. Il avait pris de la Terbutaline, un médicament contre l’asthme, sans que son équipe ait demandé une AUT. C’est un remède comparable au salbutamol.

L’âge et une éventuelle suspension

Froome ne pouvait plus reporter sa tentative de doublé : dimanche, il aura 33 ans. Gagner le Tour à cet âge n’est déjà pas évident. Depuis 2000, seuls trois coureurs y sont parvenus : Lance Armstrong, âgé de 33 ans et dix mois en 2005 lors de son dernier succès, qui lui a été retiré depuis, Carlos Sastre (33 ans et trois mois en 2008) et Cadel Evans, le lauréat le plus âgé depuis 1923 en 2011, à 34 ans et cinq mois. Indurain (31), Hinault (30) et Merckx (29) étaient nettement plus jeunes quand ils ont enfilé leur dernier maillot jaune.

C’est donc maintenant ou jamais pour Froome car il aura 34 ans au début du Tour 2019. À condition qu’il puisse en prendre le départ, ce qui est tout sauf certain. Il faut attendre le jugement définitif sur son contrôle au salbutamol et c’est une affaire de longue haleine puisque, quel que soit le verdict du tribunal antidopage de l’UCI, une des deux parties se tournera vers le TAS.

Si celui-ci inflige une suspension à Froome – entre six et douze mois, normalement et certainement après le Tour de cette année -, reste à voir quand le Britannique pourra reprendre la compétition. Ce ne sera probablement qu’après le Tour 2019.

Bien que Froome soit certain de pouvoir prouver son innocence, tous les grands tours qu’il peut rouler entre-temps sont les bienvenus. Comme son coûteux avocat Mike Morgan et Sky, il a tout intérêt à faire traîner les procédures. Si Froome est effectivement suspendu, on lui retirera sa victoire à la Vuelta mais sa suspension ne prendra vraisemblablement cours qu’au moment du jugement et pas avec effet rétroactif.

Jusque là, il peut courir, puisque le salbutamol est une  » substance spécifique « , tolérée dans une certaine mesure (1.200 nanogrammes par millilitre, marge d’erreur comprise). On a trouvé 2.000 ng/ml de salbutamol dans l’urine de Froome en Espagne mais cette concentration a été réduite à 1.429 ng/ml (c’est toujours trop) suite au nouveau règlement de l’agence mondiale antidopage, qui tient compte des effets de la déshydratation sur l’urine, à en croire The Times.

Froome et ses avocats tentent d’expliquer ce taux en semant le doute sur le test. Comme par hasard, la semaine dernière, l’université de Leiden a publié les résultats de son étude. Elle affirme que le test est  » fondamentalement boîteux « . Selon cette étude, le nombre de faux échantillons positifs peut s’élever à 15,4 % quand on utilise la dose maximale autorisée de salbutamol. La WADA et d’autres scientifiques contestent cette étude mais la graine du doute est semée.

Jonas Creteur

Renoncer ? Jamais !

Chris Froome part du principe qu’il ne sera pas démis des titres qu’il remportera avant le jugement, qu’il s’agisse du Giro ou du Tour. L’article 10.8 du code de la WAD stipule le contraire mais il comporte une clause :  » À moins que le fair-play ne l’interdise « . Le professeur du Droit du travail et du sport Frank Hendrickx pense que dans ce cas, la clause sera d’application.

 » Il est nécessaire d’effectuer une enquête très approfondie pour interpréter correctement le contrôle positif de Froome au salbutamol et donc, il n’est pas le seul responsable de la longueur de la procédure. En outre, le TAS va sans doute estimer la faute trop légère, puisqu’il s’agit d’une substance spécifique, pour justifier le retrait de tous ses résultats. D’autant que le salbutamol n’a pas d’effet positif sur les performances.  »

Froome n’envisage donc pas de se suspendre préventivement pour épargner toute controverse au cyclisme, comme le lui a demandé David Lappartient, le président de l’UCI. Il souligne, à juste titre, que cette affaire n’aurait jamais dû être rendue publique, selon le règlement. Elle a été révélée suite à une fuite dans Le Monde, en décembre dernier. D’autre part, en 2016, l’Anglais avait déclaré qu’il  » ne devait pas seulement respecter les règles mais donner le bon exemple moral et éthique, compte tenu de sa position dans le monde du cyclisme.  »

Ces paroles ne l’incitent pas à renoncer à la compétition, puisqu’il est convaincu de son innocence et que Sky part du principe que ce serait interprété comme des aveux -même si on peut aussi le prendre comme un signe de bonne volonté. L’UCI pourrait le suspendre provisoirement, comme le règlement l’y autorise, mais ne l’envisage pas car elle ne l’a jamais fait dans le passé quand il s’agissait de substances spécifiques. Elle ne veut pas risquer de devoir verser des dommages et intérêts.

Et donc, Froome continue à pédaler, sans la moindre joie. Pour l’argent, pour l’honneur, pour la liberté et pour le droit. Nul ne peut l’en empêcher, jusqu’à ce qu’il soit éventuellement suspendu. Reste à voir si ça lui vaudra un succès au Giro, sans même encore parler d’un cinquième succès au Tour. Dans ce cas, il ne sera pas le seul perdant : le cyclisme le sera aussi.

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